vendredi 27 mai 2011

Terres Etrangères





Terres Étrangères











1.
Il ouvrit les yeux alors que la lumière du jour entrait dans la chambre, malgré le rideau tiré. Il passa la main sous le drap à côté de lui mais elle n’était plus là. Il le savait déjà, il l’avait entendu se lever, s’habiller et partir au milieu de la nuit. Il pensait savoir pourquoi. Les seuls visages humains auxquels il pouvait dire bonjour étaient figés sur des photos encadrées qui ornaient son mur depuis le jour de son emménagement, la première chose qu’il avait fait en arrivant, accrocher Miles Davis, Ella et Louis et John Coltrane sur les murs de sa chambre, autant de compagnons qui lui avaient manqué pendant les mois d’avant.
- Il faudra que tu me dises un jour pourquoi tu ne veux pas rester toute la nuit.
Il prononça les mots à haute voix. Il pensa : « je vais l’appeler et le lui demander ». Il se redressa sur le lit et repoussa le drap, marcha vers la fenêtre pour tirer le rideau, puisque le soleil voulait entrer, qu’il entre. Huit heures du matin et une énorme envie de fumer mais la seule certitude du jour est qu’il doit aller courir, sa remise en forme est en bonne voie. Alors il enfile sa tenue et sort. L’été est là, imposant son étouffante chaleur sans aucun répit. Son souffle est d’une régularité parfaite, il sut très vite que ce matin qu’il pourrait courir longtemps.


*****


Depuis le mois de septembre de l’année dernière, David maudissait son oncle, et toute la tendresse qu’il avait accumulée envers lui pendant l’enfance fondait au fil des jours qu’il passait à travailler pour son entreprise de courses rapides. Plus vite. Il fallait toujours aller plus vite.
- C’est normal, sinon on se fait écraser par la concurrence. Dans une ville comme Paris, tu sais combien il existe de boîtes comme la nôtre ?
- Oh oui je sais.
- Non, tu ne sais pas car ça change tous les jours, entre celles qui ouvrent et celles qui ferment… Et je ne veux pas que la mienne ferme !
Où était passé l’homme avec lequel il jouait au football quand il était môme ? A présent il avait devant lui un patron. Son patron. Et il fallait aller plus vite.


*****


Ludovic ne travaillait pas, il n’avait pas trouvé. Il n’avait pas cherché. Son père commençait à le regarder d’un drôle d’œil se demandant s’il n’en faisait pas exprès. Ludovic passait l’essentiel de ses journées avec Victor, le seul, parmi les vivants, à être revenu blessé. Ludovic aimait bien pousser le fauteuil de Victor dans les allées cimentées du Parc La fontaine.
- Lucie m’a demandé en mariage
- Quoi ?
- Eh oui. Elle veut épouser le seul mec qu’elle connaisse qui ne lui fera jamais d’enfants.
- Y’a d’autres moyens aujourd’hui d’avoir des enfants, et puis elle t’aime, t’es un veinard.
- Ouais.
- Elle est bien, Lucie, t’es un veinard.
- Ouais, un veinard en fauteuil roulant.


2.
Le plus dur à supporter finalement était le froid. Un froid intense qui savait passer par tous les interstices existants, un froid impossible à éliminer, à croire qu’après un temps très bref, il envahissait aussi les cerveaux, pour ne jamais disparaître. Depuis six semaines que les garçons étaient en place, ils n’avaient fait que quelques sorties, davantage histoire de se montrer qu’autre chose, et l’ennui devenait un ennemi de plus à combattre. Le lieutenant Vergnes ne s’en inquiétait pas, il savait que tout ça allait changer. Dans l’après-midi, le chef de corps lui avait expliqué la nouvelle stratégie mise au point par l’état-major mais inspirée par les chefs d’Etat des pays dirigeant ce monde. Vergnes était sorti de là, le cœur au bord des lèvres, ne sachant plus très bien s’il devait en rire ou en pleurer. Les autres chefs de section étaient, pour la plupart, dans le même état que lui.
- Bon, je vous donne les nouvelles consignes : on ne fait rien, on intervient pas, on ne bouge pas. Oui je sais, ça ressemble à ce qu’on faisait avant mais maintenant il faut se montrer davantage, sans jamais aller au carton. Je répète : on ne va pas au carton.

Après ça, Vergnes fut pris à partie par le chef de corps pour savoir si l’un de ses hommes avait ou pas une aventure avec une femme de la ville, une femme mariée.
- Je sais qu’il connaît quelqu’un, mais il n’y a rien entre eux, il a été invité deux ou trois fois chez elle mais le mari était là.
- Comment s’appelle ce soldat ?
- Eigler, Ludovic Eigler.
- Écoutez-moi bien Vergnes : pas d’histoires de cul ici, pas de mari cocu, pas de drame passionnel. C’est votre boulot de surveiller vos gars, qu’ils gardent leur queue dans leur caleçon, reçu ?
- Reçu mon colonel.
- Restez distant avec les civils, montrez-vous dans les rues, intervenez s’il y a violence mais seulement pour séparer, vu ?
- Vu mon colonel.
- Autre chose : je ne veux aucun problème avec la milice. Vous les empêchez de foutre le bordel mais sans violence, s’ils frappent, vous les empêchez, c’est tout.
- En général, ils reviennent et c’est pire et nous ne sommes plus là.
- Ecoutez, pour moi, la milice n’est qu’une bande de trous du cul, des frustrés dont l’armée n’a pas voulu et qui trouvent ainsi le moyen de se venger d’une vie de merde dont ils sont incapables de se sortir autrement. Mais on n’entre pas en conflit avec eux, ce sont les ordres.

Par deux fois Vergnes et ses hommes avaient dû intervenir pour empêcher les miliciens de piller une famille, ça n’avait pas été plus loin mais il savait qu’ailleurs, d’autres soldats avaient dû baisser la tête, fermer les yeux et la milice avait pris tout ce qu’elle voulait.

Vergnes ne savait pas quoi faire avec Ludovic Eigler, il savait bien qu’il y avait plus que de l’amitié entre cette femme et lui. On les avait vu s’embrasser mais Vergnes n’avait rien dit cela avait été son erreur, à présent il devait lui parler mais il craignait qu’Eigler n’ait déjà franchi la ligne dans sa tête, auquel cas il serait bien compliqué de lui faire faire machine arrière. Eigler posait un problème, un parmi tellement d’autres.

3.
Courir lui fit encore plus de bien qu’il ne l’espérait, la douche qui suivit l’effort fut un déclic. Il y voyait plus clair. Il l’appela.
- Oui ?
- C’est moi, dit-il.
- Ça va ?
- Oui, et toi ?
- Oui, j’attends Marion, ce matin on va choisir sa robe de mariage.
- Ah, c’est un grand moment alors ?
- Ça risque surtout d’être un long moment, enfin, je suppose que le jour venu moi aussi je serai difficile sur le choix d’un tel vêtement.
- Sauf que ta sœur et toi, êtes différentes.
- Pas tant que ça en vérité.
- On se voit ce soir ?
- Si tu veux.
Ce « si tu veux » là manquait vraiment d’enthousiasme.
- Je t’emmène dîner, dans le restaurant qu’un ami vient d’ouvrir.
- Encore un de tes amis de l’armée ?
- Non, pas lui, je l’ai connu avant tout ça.
- D’accord. On se rappelle pour tout préciser ?
- Oui. Bonjour à ta sœur…
Elle raccrocha avant qu’il ait terminé sa phrase.


*****


David était fatigué, épuisé même, la journée avait été terriblement éprouvante, il avait vu son oncle hurler après deux coursiers qui avaient perdu des plis. Les deux jeunes garçons avaient été anéantis par la violence du ton et des propos du patron qui les avait licencié aussitôt. David avait voulu les défendre mais son oncle lui avait ordonné de se taire, que s’il n’était pas content, il pourrait lui aussi chercher du travail ailleurs, qu’à cause de mecs comme ces deux abrutis, la société était en danger. Maintenant, allongé sur son lit, David ne savait plus quoi penser.


*****


Ludovic Eigler tenait dans ses mains le livre que son père avait écrit lorsqu’il avait le même âge que lui aujourd’hui. Son père lui avait raconté qu’il avait su très tôt qu’il serait écrivain. Ludovic n’avait jamais eu aucune certitude quant à la profession qu’il souhaitait exercer et à présent il n’avait plus aucune certitude du tout, sur rien. Le temps semblait se figer pour lui. Il lui arrivait parfois de regarder l’heure et de prendre conscience qu’il avait accompli ce geste quelques secondes auparavant, les aiguilles de la montre ne tournaient plus sous ses yeux. Les journées ne passaient pas vite et le départ de Victor à l’autre bout du pays avec sa fiancée pour un voyage prénuptial n’avait rien arrangé. Il se sentait terriblement seul et en y pensant, il se rendait compte qu’il n’avait aucun autre ami avec qui partager. Comme s’il était devenu asocial, lui le garçon le plus populaire du lycée. Aujourd’hui, il était un homme triste qui n’avait envie de rien.


4.
La nuit tombait sur le village. Savant, Eigler et Damiano assuraient la mission de surveillance pour toute la nuit. Normalement deux équipes de trois soldats se partageaient le travail mais le lieutenant avait changé les règles. Il leur avait expliqué qu’il ne servait à rien de fatiguer six hommes quand trois suffisaient, même si le temps de patrouille était multiplié par deux. L’équipe d’Eigler était bonne pour au moins huit heures de tours dans le village.
- Qu’est-ce qu’on fout ici putain ?
- On surveille.
- On surveille quoi ? Les clebs qui traînent encore dans les rues ?
- On est là pour empêcher la milice de trop foutre le bordel, dit Eigler, responsable du groupe avec sa barrette de caporal.
- Tu parles ! La milice, elle s’en cogne de nous, les mecs savent bien qu’on ne peut pas les arrêter, on les vire et quand on est parti, ils reviennent.
- Ouais, on appelle ça maintenir la paix.
Ils étaient tous les trois dans la Peugeot P4, Damiano au volant, Eigler à côté de lui et Savant à l’arrière, la pire place pour ceux dont le confort est important.
- Tu sais comment ça s’appelle ici ? demanda Damiano à Eigler.
- Quoi, le village ?
- Oui.
- Bien sur que je le sais, ça fait un mois et demi que j’y suis.
- Et tu sais ce que ça veut dire dans leur langue à la con ?
- Non.
- Et bien, ça veut dire, accroche-toi hein, ça veut dire « la paix ».
Eigler sourit.
- Tu te rends compte ? La paix, non mais, pourquoi pas « un monde d’amour et de fleurs » ?
Ils roulèrent ainsi pendant un peu plus d’une heure, jusqu’à ce qu’Eigler les surprenne.
- Tourne à droite, là, dit-il.
- Ici ?
- Oui.
Ils virent une silhouette emmitouflée dans un manteau à l’épaisseur démesurée se tenir contre le porche d’une des maisons grises et sales qui s’étalaient le long d’une rue à l’air encore plus sombre que les autres.
- Arrête-toi là, ordonna Eigler.
- C’est qui ? demanda Savant tandis que Damiano arrêtait la voiture au bord du trottoir, près de la silhouette.
Eigler reprit la parole :
- Écoutez-moi bien les amis, je vais vous laisser là…
- Quoi ?
- Une seconde s’il te plaît. Vous revenez ici me chercher dans quatre heures exactement.
- Je ne suis pas d’accord, dit Damiano, si Vergnes l’apprend on est mal et…
- Y’a pas de raisons pour que qui que ce soit l’apprenne, répondit sèchement Eigler.
- Et si on doit intervenir quelque part ? Si on doit rentrer au camp ?
- J’assumerai tout, vous ne risquez rien.
- Sauf que normalement on devrait prévenir le lieutenant de ton… de ta disparition, insista Damiano tandis que Savant gardait le silence.
- Je vous le demande comme un service de pote à pote, c’est important pour moi, ok ? Vous pourrez me demander tout ce que vous voudrez après.

Eigler les laissa, rejoignant la silhouette qui n’avait pas bougée. Il lui dit quelques mots et ils partirent vers le bout le plus sombre de la rue, disparaissant de la vue des deux autres, restés dans le véhicule.
- Vous pourrez me demander tout ce que vous voudrez, répéta Damiano singeant Eigler. Tu parles ! Ça nous fera une belle jambe quand on passera en cour martiale. Et puis d’abord, c’est qui ce mec ?
- Tu ne vois pas que c’est une femme ? répondit David Savant, ouvrant enfin la bouche.



5.

La soirée s’était mal passée. Elle était partie fâchée. Il ne savait pas très précisément à quel moment cela était arrivé mais c’était arrivé. De toute façon, il avait compris qu’elle s’échappait, elle s’éloignait de lui, de plus en plus vite. Il s’attendait à ce qu’elle lui explique qu’ils devaient prendre du recul l’un envers l’autre, voire qu’elle prononce les mots fatals : « c’est fini ». Quand il était revenu de là-bas, il s’était demandé si leur histoire pourrait continuer comme avant, si la distance et le temps ne les avaient pas trop éloigné l’un de l’autre. Au début il avait été rassuré mais ensuite tout s’était gâté. Elle avait commencé à le trouver changé et à le lui reprocher : il ne voulait plus sortir aussi souvent qu’avant, il souriait moins, ne riait plus, selon elle. Lui estimait ces reproches injustifiés, il sortait aussi souvent qu’elle en avait envie, il avait l’impression de savoir s’amuser. Les reproches se firent plus fréquents et plus diversifiés, jusqu’à la dispute qui pour lui changea tout.
- Pourquoi tu es comme ça avec moi ? lui demanda t-il lors d’un petit déjeuner, chez lui.
- Comme ça ? Comment comme ça ?
- Sans cesse à me faire des reproches, je suis trop ceci ou pas assez cela.
- T’es gonflé de me dire ça, c’est toi qui n’arrête pas de tout critiquer, rien n’est jamais assez bien pour toi, tu veux toujours plus, toujours mieux, peut-être que moi aussi je ne suis plus assez bien pour toi.
- Pourquoi tu t’énerves aussi vite ? demanda t-il.
- Je ne m’énerve pas mais au lieu de faire des leçons de morale à tout le monde, tu ferais mieux de réfléchir à ton propre comportement, avec moi par exemple.

Elle s’était levée, avait mis son manteau et était sortie sans plus lui adresser la parole. La réconciliation qui suivit fut douce et agréable. Il promit de faire très attention à son comportement, même s’il ne savait pas exactement ce qu’il devait changer.

Maintenant, au milieu de la nuit, seul sur son lit sans pouvoir dormir, il se disait que cette dispute n’avait rien d’anodine puisque depuis elle ne passait plus aucune nuit entière chez lui. Il redoutait qu’elle le quitte, il ignorait s’il saurait faire face à cette situation.


*****


David cherchait du travail, il ne pouvait plus rester dans l’entreprise de son oncle, l’ambiance de conflit permanent qui y régnait le rendait malade, il ne supportait plus les disputes et les épreuves de force. Il lui restait suffisamment d’économie pour vivre sans se priver, l’argent, dans l’immédiat, n’était donc pas un problème. Ce qui le souciait davantage était ce qu’il allait bien pouvoir faire de ses journées s’il ne retravaillait pas tout de suite. Il n’avait pas encore annoncé sa décision à son oncle.


*****


En fermant les yeux, Ludovic pouvait retrouver le parfum de ses cheveux, le goût de sa peau, la douceur de ses caresses. Il revoyait son visage, ses sourires. Il entendait les mots qu’elle lui disait tout bas lorsqu’ils n’étaient qu’eux deux, les mots qu’il ne comprenait pas. Il prononçait son nom, il se souvenait comme elle riait de ses efforts pour bien dire son nom à elle, comme il riait aussi de la voir heureuse. Il lui parlait en français, il disait ce qu’ensemble ils feraient s’ils allaient en France, elle gardait souvent le silence. Ludovic fermait les yeux pour encore être avec elle.

6.
Damiano en voulait à Eigler de lui faire ça. Bien sûr qu’il allait le couvrir et revenir le chercher dans quelques heures mais le mettre devant le fait accompli, ça ne se faisait pas. Il éprouvait aussi de la déception, il se croyait ami avec Eigler et Eigler ne lui avait rien dit, aucune confidence, c’était difficile à accepter.
- Mets-toi à sa place, dit Savant, si tu avais une petite amie dans le coin, tu irais le crier sur tous les toits ? Bien sûr que non, dans le fond, c’est une marque de confiance qu’il nous fait.
- Ouais… c’est surtout qu’il n’avait pas tellement le choix.
Savant enviait Eigler, il enviait aussi Damiano mais d’une autre manière, il aurait aimé avoir l’exubérance de ce dernier, sa capacité à dire ce qu’il pensait sans redouter le regard des autres, lui qui osait si peu et si mal se manifester. D’Eigler, Savant enviait le calme et la force de caractère. Eigler était du genre à faire ce qu’il avait décidé de faire, et à réussir. Savant lui, osait peu. Il était plus jeune que les deux autres mais il savait observer et parmi tous les garçons de la section, Eigler et Damiano étaient ceux dont il désirait le plus suivre l’exemple. Il y avait aussi Lillo Leman qui l’intriguait mais il n’était pas proche de Lillo Leman, d’ailleurs personne ne semblait proche de lui dans le groupe, un garçon vraiment différent des autres.
- Qu’est-ce que tu penses de Lillo Leman ? demanda Savant à Damiano alors que ce dernier venait de ranger la P4 sur la place du village pour allumer une cigarette.
- C’est un bon soldat, on peut faire la guerre avec lui, je veux dire, en cas de coup dur, je crois qu’on peut compter sur lui.
- Et en tant que camarade, en tant qu’homme ?
- Il est plutôt du genre secret, il ne parle pas beaucoup, ne se livre pas mais ce n’est pas de la timidité à mon avis, c’est juste qu’il n’en a pas envie. Je respecte ça. Pourquoi ces questions ? Tu t’intéresses à lui ?
- Il est différent de nous, en dehors du groupe mais tout le monde le respecte, il a un certain charisme.
- En fait il ne joue aucun rôle pour paraître plus fort ou plus intelligent comme on le fait tous plus ou moins ici, il est lui-même et on a tous sentis ça.

Ils ne tardèrent pas à repartir car le froid ne laissait aucun répit et même serrés dans leur manteau recouvrant le pull, la veste de treillis, deux tee-shirts et le sous-pull, ils le sentaient les accrocher. Il leur fallait encore tourner en rond pendant deux autres heures avant de récupérer Eigler, puis deux autres heures avant de pouvoir rentrer.
- Il fait quoi Eigler en ce moment ? demanda Savant, autant pour lui-même que pour avoir l’opinion de Damiano.
- A ton avis ? répondit-il.
Ils sourirent en même temps à l’idée de leur copain avec cette femme.
- T’as une copine toi ? demanda Damiano.
- On s’est séparé juste avant l’incorpo.
- C’est mieux comme ça, tu ne te poses pas de questions sur ce qu’elle fait pendant que tu es là.
- Si je me pose des questions sur ce qu’elle fait pendant que je suis là. J’aurais préféré qu’on reste ensemble, c’était ma première petite amie.
Savant fut surpris de déclarer ça, une telle confidence dans ce milieu, cela revenait à dire qu’il était encore vierge, enfin, pas complètement quand même mais ici il avait appris à garder ses faiblesses pour lui. A la caserne il ne fallait surtout pas montrer que l’on avait peur ou qu’on avait le cafard, il fallait faire semblant d’être fort. Certains n’avaient pas besoin de faire semblant. Ici, loin de la caserne, il fallait encore faire attention mais dans les circonstances de guerre qui étaient les leurs, la vraie nature reprenait toujours le dessus.
- T’as quel âge déjà ? demanda Damiano.
- Dix-huit. Et toi ?
- Vingt-quatre, comme Eigler et Leman.
- C’est grâce au sursis ?
- Oui.
- Moi, je l’ai refusé, enchaîna Savant, je ne savais pas quelles études faire et puis Claire et moi on s’est séparés alors… me voilà ici.
- Ouais, dans une foutue P4 à tourner en rond comme des lions dans leur cage.
Savant avait plus froid que Damiano car lui, au moins conduisait.
- Et toi ? reprit Savant.
- Quoi moi ?
- T’as une copine ?
- J’en ai même deux. Une blonde et une brune.
- Comment tu fais ?
- Je fais attention.
Cela les fit rire en même temps.
- En fait, y’en a une qui sait qu’elle n’est pas toute seule.
- La femme et la maîtresse en quelque sorte.
- Si tu veux… Tiens, j’ai une photo où elles sont toutes les deux ensembles, regarde.
- Elles se connaissent ?
- Elles sont sœurs.
Damiano fit passer la photo par dessus son épaule afin que Savant, resté à l’arrière, puisse s’en saisir.
- Tu ne veux pas venir devant ?
- Non, moins je bouge, moins j’ai froid.
Sur la photo, Damiano était entouré de deux jeunes filles qui se ressemblaient comme deux sœurs, l’une avait de longs cheveux noirs et l’autre, de longs cheveux clairs.
- Elles sont belles, dit Savant, comment elles s’appellent ?
- Elise et Marie.
- Et laquelle sait, pour toi et sa sœur ?
- Elise, la brune.
Savant regarda encore ces trois visages souriants et pensa à Claire, elle lui manquait finalement, plus qu’il n’aurait voulu.
- Et ça ne la dérange pas ?
- Si tu savais, plus cynique que cette fille là, je n’ai jamais connu, et pourtant, hein ? j’ai fait la guerre.
- Et… tu les aimes ? Tu es amoureux ?
- Non, j’ai été amoureux une fois et j’en ai tellement bavé. Il va me falloir du temps avant que je sois à nouveau amoureux.
- Ouais, moi aussi.
Ils gardèrent le silence pendant un moment. Damiano pensait aux filles, aux deux sœurs et à celle qui l’avait laissé sur le carreau pendant des mois. Il n’en était pas encore revenu au point de se dire que le risque de souffrir valait la peine d’être pris. Cette souffrance là fut la pire qu’il connut, plus forte et plus dure à supporter que les peurs pendant les gardes de nuit. Ses amis lui avaient expliqué que le goût des choses reviendrait et il les avait cru.
- Tu vois, reprit Savant, je crois qu’on apprécie davantage la vie quand on en a bavé.
- Des clichés tout ça, camarade, et puis faut pas que ça arrive trop souvent, les emmerdes je veux dire.
- Ouais, moi je suis ici pour l’expérience alors quand j’ai le blues, je me dis que je ne serai pas là éternellement, même si personne ne m’attend en France.
- Tu n’as personne ? Même pas tes parents ?
- Non, mes parents, ils sont complètement largués. J’ai mon oncle, il m’a promis du boulot pour quand je rentrerai, faudra voir… Quelle heure il est ?
- Encore une heure avant d’aller chercher Casanova.


7.
Un matin de plus. Il s’était levé de bonne heure pour courir le plus longtemps possible. Il avait tenu presque une heure et demie et comme à chaque fois, il avait ressenti une certaine force en lui. Après la douche, il s’était regardé dans la glace sous toutes les coutures, il était fier de son corps, il l’avait construit peu à peu, jour après jour, en faisant des exercices, en courant, en ne mangeant plus que des légumes et des fruits, ne buvant que de l’eau, il avait tenu cette discipline pendant des semaines, sans relâche. Il aimait particulièrement son torse, les abdominaux bien dessinés, les pectoraux saillants et fermes. Il avait encore du travail à fournir pour les jambes et les fesses mais s’il bossait régulièrement pendant quelques temps encore, ce serait parfait, ou presque. Il voulait un corps de boxeur fin et musclé et il allait l’avoir. Oui, il était fier du résultat, fier de tous ces efforts, fier de lui. Du moins pour ça, pour le physique car pour le reste… Il avait encore du chemin à faire, il risquait d’avoir à affronter des jours sombres si elle le quittait comme il pensait qu’elle allait le faire. Il espérait être devenu assez fort.


*****


David devait réfléchir au travail qu’il souhaitait faire. Il aurait aimé faire des études mais après l’armée il avait tout de suite travaillé. Il avait quelques économies mais ne voulait pas y toucher, alors il avait accepté la proposition de son oncle. Et maintenant il se trouvait trop vieux pour être étudiant et puis… quelles études ? Il avait passé son bac depuis plus de deux ans, est-ce qu’il valait encore quelque chose ? Quoi faire maintenant ? Voyager ? Où ? Tout seul ?


*****


Ludovic Eigler était au bord du gouffre et il en avait pleinement conscience. Il savait qu’il lui fallait quitter la ville, le pays. Il emporterait peut-être ses problèmes avec lui, où qu’il aille mais il devait faire quelque chose. Victor était encore en vadrouille, alors Ludovic passait ses journées tout seul à ruminer cette solitude. Son père lui avait proposé de venir le rejoindre, dans la maison familiale près d’Uzès et Ludovic n’avait pas dit non. Il conservait de bons souvenirs de vacances passées là-bas à ne rien faire d’autre que lire au bord de la piscine, mais la perspective d’y croiser la énième compagne de son père ne l’amusait pas. En général, elles étaient du même âge que lui, voire plus jeunes désormais et il en changeait si souvent qu’il devenait difficile de se souvenir de leurs prénoms. La dernière qu’il ait rencontrée s’appelait Myriam. Elle était belle, comme les autres. Elle était fascinée par son père, comme les autres. Elle n’était pas restée longtemps, comme les autres. Le fait que Charles Eigler fut un écrivain célèbre participait à son charme, il était aussi bel homme et savait parler, savait faire rire. Son fils connaissait d’autres aspects du caractère de son père, sa propension à la violence qui avait fait fuir sa mère très loin. Pour dire la vérité, Ludovic s’était toujours méfié de Charles, comme d’ailleurs ce dernier s’était très tôt montré jaloux de son fils, son seul enfant. Il fallait constamment à Charles Eigler le premier rôle, il lui fallait être le roi de la fête, l’objet de toutes les attentions et ça, Ludovic ne le supportait plus. Lui avait davantage hérité de sa mère, une fragilité qui le poussait à se recroqueviller sur lui plutôt que de s’en débarrasser en s’entourant du plus grand nombre de gens possible. Ludovic Eigler aimait son père, malgré tout, malgré leurs différences, malgré leurs conflits.


8.
Elle l’emmena chez sa sœur, dans un minuscule appartement du deuxième et dernier étage d’une modeste maison près de la sortie de la ville. Il s’inquiétait un peu de la réaction de Damiano lorsqu’il lui avait demandé de le couvrir. Au fond, il lui faisait confiance mais ici, on n’était jamais sûr de rien. Anna le tenait par la main lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement, comme une mère tient son enfant pour lui faire traverser la route.
- Il n’y a personne ? demanda Eigler
- Non, ma sœur et son mari sont chez mon autre sœur à cent kilomètres d’ici. Tu veux boire quelque chose ? Il y a du café, je l’ai fait tout à l’heure.
- Oui, je veux bien.
Il pouvait ressentir une légère gène entre eux, car ils savaient tous les deux ce qu’ils étaient venus faire ici, mais sans savoir exactement quelles seraient les conséquences. Ludovic préférait ne pas penser au lendemain et il supposait qu’il en allait de même pour Anna. Ils burent le café en silence, s’offrant des sourires et des regards tendres. Elle se leva et lui prit à nouveau la main pour qu’il se lève à son tour. Ils allèrent dans la chambre et Anna se déshabilla, Ludovic aussi. Il la tenait dans ses bras, serrée contre lui, il pouvait sentir son cœur battre contre son cœur à lui, tout contre. Alors il embrassa sa nuque et respira sa peau. Dans sa tête venaient renaître quelques images d’avant, du temps de l’insouciance et il se disait : « prends ton temps Ludo, prends tout le temps du monde ». Mon dieu, qu’elle était belle et elle était là, avec lui et pas ailleurs. Il se souvint de leur première rencontre, image furtive de l’amour naissant. Et encore, sa foi intense et la force que cette foi semblait lui donner dès qu’elle en parlait. A présent il croyait en Dieu lui aussi. Leurs lèvres se touchèrent, il ferma les yeux. « Je t’aime, oh oui je t’aime et rien au monde ne pourra changer ça ». Et puis les mots de la révolte, ceux du chaos et enfin, ceux de l’amour. Comment dit-on dans ta langue ? Il ne savait pas, il ne savait plus. Elle semblait rayonner, comme si la peur ne traversait que son corps à lui, autres images du temps passé, autres rencontres. Il l’embrassa encore, elle lui prit la main et doucement, l’emmena vers le lit.


9.
- Tu vois où l’on en est réduit ?
- De quoi tu parles ?
- S’il te plaît, ne fais pas semblant de ne pas voir les choses.
Il avait décidé de prendre les devants, il ne supportait plus d’attendre que la grande explication vienne d’elle. Il prenait un risque, il le savait, la susceptibilité dont elle faisait preuve parfois pouvait les faire aller plus loin qu’il ne le voulait.
- Alors, explique-moi.
Elle fronçait les sourcils comme font les gens qui veulent signifier qu’ils tentent de comprendre ce qui a priori leur échappe.
- Tu es de plus en plus distante avec moi, tu t’éloignes et je voudrais savoir pourquoi. C’est quelque chose que je ressens. Tu n’as jamais été aussi lointaine avec moi depuis qu’on se connaît, même quand j’étais là-bas…
- Je fais beaucoup d’efforts pourtant, je prends sur moi et toi tu…
- C’est un effort pour toi d’être avec moi ?
- Attends, s’il te plaît, attends, laisse-moi finir. Tu as changé, tu n’es plus le même garçon. Ça fait quoi, six mois que tu es rentré et tu te complais dans ta mélancolie d’ancien combattant.
- Quoi ?
- Attends encore. La guerre est finie, du moins pour toi, il faut que tu passes à autre chose. Moi, je te connais, je te connais d’avant tout ça et ce n’est pas le même homme à qui je parle en ce moment, avec lequel je dors, je fais l’amour. Tu as changé, vraiment, et le garçon que tu es aujourd’hui n’est pas celui dont je suis tombée amoureuse.
Les mots tombèrent comme une lame sur la nuque d’un condamné à mort.
- Tu n’es plus amoureuse de moi ?
- Non.
La réponse vint vite, trop vite même, alors elle ajouta :
- Je me pose des questions.
- Donc j’avais raison, tu as changé d’attitude envers moi.
- Il faut que tu réfléchisses à ce que je viens de te dire, et toi et moi, nous devons prendre du recul.
- Je savais que tu allais dire quelque chose comme ça.
- On a 25 ans, tout le temps devant nous, rien n’est perdu et si on est fait pour vivre ensemble toute la vie alors on se retrouvera. Mais je t’assure, tu dois réfléchir à ce que tu risques de devenir si tu continues comme ça. Moi, je ne peux pas te prendre en charge.
- Je vois… J’ai une question à te poser.
- Et la réponse est non. Il n’y a personne d’autre, qu’est-ce que tu crois, je passe mon temps à penser à toi, à nous. Il faut laisser passer du temps, deux ou trois semaines et reparlons-en. Moi aussi, j’ai des choses auxquelles je dois réfléchir.


*****


David avait parlé à son oncle et à son grand étonnement, celui-ci était resté d’un calme olympien. La conversation fut brève et sans éclat, David expliquant qu’il ne se sentait pas du tout à l’aise avec ce travail, qu’il n’avait pas envie de crier après des types dont la vocation n’était sûrement pas de devenir coursier.
- Et ta vocation à toi, quelle est-elle ?
Il n’avait pas de réponse précise à donner.
- Je ne sais pas. J’envisage de faire un voyage.
- En Europe de l’est, sur les traces de ton glorieux passé ?
Il sourit.
- Non, en Asie, en Amérique Latine, je ne sais pas encore, pour l’instant, c’est juste une idée mais qui suit son petit bonhomme de chemin.
- Et tu irais seul ?
- Ça non plus, je ne sais pas.
- Tu sais que tu peux compter sur moi… pour l’argent. Peut-être que voir du pays te ferait du bien en effet, mais il faudrait que ce ne soit pas seulement pour quelques semaines mais pour plusieurs mois, afin que tu saches ce que tu veux faire dans la vie. Et, encore une fois… pour le financement, tu peux compter sur moi.


*****


Il lui fallait faire quelque chose, réagir. Ne rien faire n’avait qu’un temps, et bien qu’indolent, Ludovic savait qu’il devait agir. Il appela Lillo Leman, pour savoir.
- Oui ?
- Lillo, c’est Ludovic, comment vas-tu ?
- Bien, je prépare mon grand départ, et toi ça va ?
- Bof. Ton grand départ ?
- Je quitte le pays camarade.
- Tu quittes la France ? Mais où tu vas ?
- A Saint-Paul.
- Dans le Minnesota ?
- Non, Saint-Paul, c’est une des îles vierges américaines, j’ai acheté une maison là-bas et je pars y vivre.
- Comme ça… du jour au lendemain ?
- Non, c’est une décision mûrement réfléchie, je suis seul à présent, sans attaches fortes ici et je peux écrire mes romans aussi bien là-bas qu’ici.
- Et Marianne, tu as des nouvelles ?
- Non, elle a fait un choix… Je dois respecter ça. Je ne sais même pas où elle est, alors…
- Tu pars quand ?
- Dans une semaine. Tu veux venir avec moi ?
- Vivre à Saint-Paul, dans les Caraïbes ?
- Pas forcément y vivre mais y passer quelques temps.
- Et au téléphone tu arrives à deviner que j’ai besoin de changer d’air ?
- J’ai parlé avec Victor avant qu’il ne parte.
- Ta proposition est tentante mais en une semaine, c’est un peu juste.
- Il te suffit de remplir un sac, acheter un billet d’avion et demander un visa, une journée suffit, deux au maximum… Tu peux aussi venir plus tard, quand tu veux en fait, ma porte t’est ouverte. Toujours.


10.
Lillo Leman nettoyait son arme. Il le faisait chaque jour et il était le seul de la section à être aussi soigneux. Il savait qu’à un moment ou à un autre il lui faudrait utiliser son Famas alors il en prenait soin. Comme il prenait soin de toutes ses affaires. Chaque soir il allait laver ses vêtements, juste après avoir fait ses exercices d’assouplissements, de musculation et d’étirements et pris une douche. Il était toujours le dernier couché et le premier levé, il dormait peu, cinq heures environ, se levait à l’aube et allait courir. Il consacrait le reste de son temps libre à écrire. Dans le civil, Lillo Leman était écrivain, il avait déjà publié deux livres, un roman et une biographie. Les autres du groupe le trouvaient différent mais le respectaient. Lillo Leman assurait sa part de travail et surtout, il avait refusé de faire les EOR pour être simple soldat, deuxième classe. Certains dans le groupe estimaient qu’il aurait fait un très bon chef de section, il possédait une autorité naturelle et un sens pratique évident, mais il avait fait un choix différent. Le lieutenant Vergnes aimait le consulter, lui demander son avis sur une opération, il le considérait comme son premier interlocuteur parmi ses hommes et il appréciait que Lillo Leman ne vienne jamais marcher sur ses plates-bandes.
- On part en mission cette nuit, lui dit Vergnes.
- Quelle mission ? demanda Leman.
- A une centaine de kilomètres d’ici. Il y a un village qui apparemment est occupé par une bande de miliciens. On nous demande de vérifier l’information et si elle est vraie, de s’assurer que la milice se comporte correctement puis de l’éloigner des habitants.
- Et si la milice ne se comporte pas correctement ?
- On évalue les dégâts et on éloigne des habitants…
- S’il y a des miliciens dans ce village, ils en ont pris le contrôle et je doute que cela se passe très bien, en général c’est l’occasion de régler des comptes.
- Tu penses que ça risque d’être dangereux ?
- C’est toujours dangereux, dit Leman. Pourquoi on part la nuit ?
- Pour arriver la nuit, voir comment est l’endroit, calme ou pas.
- Quand préviens-tu les hommes ?
- Pourquoi pas tout de suite ?

Lillo Leman assista avec ses camarades à la présentation de la mission, il y eut quelques questions qui reprenaient les interrogations que Leman avait eu avec Vergnes.
- Combien d’hommes partent ? demanda Damiano tout juste revenu de mission avec Eigler et Savant.
- Tout le monde part, répondit Vergnes. C’est pourquoi vous allez tous vérifier le matériel, les armes, les véhicules. Que chacun assure son poste.
- On aura un sergent avec nous ? demanda un autre.
- Non, seulement la section.
- Au moins on aura de l’action, dit quelqu’un.
- Attention, poursuivit Vergnes, c’est une mission de reconnaissance, on est des casques bleus, on est là pour maintenir la paix et pas engager le combat. Le mot d’ordre est toujours le même, on ne fait feu que pour riposter, on se défend, on n’attaque pas.

Il y eut beaucoup de sourires dans le groupe à cette remarque du lieutenant qui n’avait rien de nouveau pour les hommes. Vergnes les trouva réjouis à l’idée de bouger, de quitter le campement pour quelques jours. Chacun partit vérifier son équipement et préparer ses affaires. Damiano et Eigler préparèrent la P4.
- Merci, dit Eigler. Pour cette nuit.
- Y’a pas de quoi, mais je n’ai quand même pas aimé la manière dont tu t’y es pris avec Savant et moi.
- Je sais, mais c’était la meilleure manière… Disons la moins mauvaise.
- C’était surtout un moyen de nous mettre devant le fait accompli. J’espère au moins que ça en valait la peine.
- Oh oui, plus que tu ne peux l’imaginer.
- Ah oui ?
- Oui.
- Fais quand même attention.


11.
Il savait qu’elle ne reviendrait pas vers lui, il le savait à l’intérieur de lui, c’était une certitude, une évidence. Deux ou trois semaines n’allaient rien changer, le temps ne comblerait pas le vide et la distance qu’elle avait installée entre eux. Il pouvait bien réfléchir à son comportement, même s’il estimait que les propos qu’elle avait tenus étaient surtout là pour masquer l’incapacité qu’elle avait à lui dire franchement que c’était fini. Il pensait être resté la même personne, il pensait même être devenu meilleur, plus attentif aux autres, plus conscient de la vie qui passe et dont il faut prendre soin. Savoir que leur histoire était terminée lui déchirait le cœur en cent mille petits morceaux qu’il mettrait des mois à remettre ensemble. Il savait aussi qu’il s’en sortirait, la guerre lui avait au moins appris ça, tant qu’on en meurt pas, on peut s’en sortir.


*****


David avait pris sa décision, il allait partir en voyage. Il lui paraissait parfait de partir seul mais il savait qu’Eigler avait un temps envisagé de partir lui aussi pour un bout du Monde. Il connaissait et appréciait Eigler et espérait que c’était réciproque. A eux deux, ils voyageraient bien, peut-être.


*****


Eigler entendit le téléphone sonner alors qu’il sortait de la douche. Il pensa à Lillo Leman et à sa proposition de passer quelques temps sur son île, peut-être était-ce lui qui l’appelait pour le relancer puisqu’il partait dans deux jours.
- Allô ?
- Ludovic ?
Ce n’était pas la voix de Leman mais celle de David Savant, il l’a reconnu facilement. Il éprouva un sentiment de déception.
- Salut David, comment ça va ?
- Ça va… et toi ?
- Dans l’ensemble ça va aussi.
- Tu penses toujours à elle ?
Eigler se doutait que quelqu’un comme David Savant lui poserait ce genre de question. Bien sur qu’il pensait à elle, mille milliards de fois par jour. Il lui semblait parfois que son esprit désormais ne servirait plus qu’à cela, penser à elle.
- Toujours, répondit-il.
- Bon, je t’appelle pour savoir quels sont tes projets.
- Mes projets ?
- Tu vois, ici en France, il n’y a rien ni personne qui me retienne vraiment et je me disais que j’allais en profiter pour voyager, voir un bout du Monde et je cherche des compagnons de route, alors….
- Tu as pensé à moi.
- Oui.
- Tu es la deuxième personne en quelques jours qui me propose de voyager avec lui.
- Ah oui ? Qui d’autre ?
- Lillo.
- Lillo Leman part en voyage ?
- En fait il part vivre ailleurs. Il fait le grand saut.


12.
Eigler s’arrangea pour aller la voir avant leur départ en mission. Damiano et lui expliquèrent au lieutenant qu’il leur fallait rouler un peu avec la P4 pour vérifier son état général. Ce mensonge ne permit pas à Eigler de rester avec elle longtemps. Ils se retrouvèrent au bord de la rivière qui donnait son nom au village. Malgré le froid de ce début d’après-midi elle ne portait qu’une simple robe, blanche, ornée de traits rouges. Elle avait dénoué ses longs cheveux blonds qu’ordinairement elle tressait. Damiano, resté dans la voiture et qui ne l’avait jamais vu d’aussi près, fut étonné de sa beauté. Il comprit pourquoi son copain avait si facilement et si rapidement succombé à ce charme, jusqu’à prendre des risques.
Eigler la prit dans ses bras et l’embrassa.
- J’espère vraiment qu’elle en vaut la peine, murmura pour lui-même Damiano qui ne cessait de regarder et l’heure et les alentours.
Ils marchèrent au bord de l’eau, se tenant par la main. Elle parlait parfaitement le français, l’ayant appris d’abord avec son grand-père qui avait vécu plus de dix années en France, puis à l’Université, avant son mariage, avant la guerre.
- Mon pays est très beau, c’est la guerre qui le rend horrible. Les gens ici, en temps ordinaire sont accueillants, simples, gentils, mais aujourd’hui ils ont peur de tout ou alors ils en profitent pour se venger de vieilles querelles qui sont parfois très anciennes. Ce que tu vois en ce moment de mon pays n’est pas la vérité. Quand tout ça sera terminé, je voudrais te montrer le vrai visage d’ici, il y a plein de trésors.
- Je connais déjà le plus beau de tous les trésors, c’est toi.
Elle sourit mais brièvement, son visage redevint grave et elle dit : « mon mari revient demain, ses affaires ne marchent pas très fort et il doit faire des compromis avec les services du gouvernement, il était moitié en colère, moitié abattu hier au téléphone. »
Eigler avait presque oublié qu’elle avait un mari… presque.
- Et nous ? demanda t-il.
Elle sourit encore une fois, un sourire plus bref que le précédent. « Je ne sais pas, répondit-elle, il y a toi maintenant dans ma vie. Il y a aussi Daniel, nous sommes mariés depuis cinq ans et même s’il a beaucoup changé depuis la guerre, il est le premier homme que j’ai aimé. »
- Dans quatre mois et demi mon engagement s’arrête, je redeviens civil si je veux.
Il prit une grande respiration silencieuse avant de parler.
- Viens avec moi.
Ils s’arrêtèrent. On pouvait entendre l’eau de la rivière courir sur les pierres qui formaient son lit, au bord, la neige était d’un blanc éclatant.
- Viens avec moi à Paris, reprit Eigler, mon père nous aidera pour nous installer. Je reprendrai mes études là où je les ai laissés, ou j’en ferai d’autres, on verra bien. Et toi tu feras ce que tu voudras, des études, travailler, les deux, aucun des deux. Je t’aime, je veux vivre avec toi.
Il la regarda dans les yeux, étudiant sa réaction à ce qui était pour lui les mots les plus importants qui l’eut jamais prononcé. Elle lui sourit à nouveau et cette fois-ci le sourire dura.
- La vie n’est pas aussi simple. Je rêve de Paris comme je rêve de toi, mais d’un autre coté, je suis chez moi ici. Et puis il y a Daniel, je ne peux pas lui dire comme ça que c’est fini, ça fait des années que nous sommes ensemble et ses affaires ne marchent plus alors si en plus je le quitte…
- Tu l’aimes ?
- Oui, d’une certaine manière. Il fera toujours partie de ma vie… mais il y a aussi toi, et toi, je t’aime. Je le sais à l’intérieur de moi mais c’est difficile, tout est difficile. Je crois, je suis un peu perdue, il me faut du temps pour réfléchir à la situation, prendre une décision.
- Je comprends. Je ne pars que dans quatre mois, il y a du temps.
Ils s’embrassèrent et firent demi-tour pour revenir vers la voiture dans laquelle Damiano s’impatientait. Avant de se quitter, elle ôta de son cou une chaîne d’argent au bout de laquelle tenait un médaillon représentant Marie.
- Je ne suis plus tellement croyante maintenant, ni superstitieuse mais cela porte chance… peut-être. Je l’ai depuis l’enfance, il me vient de mes parents et maintenant, je veux te l’offrir.
- Tu es sûre ?
- Oui.
Il prit la chaîne et l’accrocha autour du cou. Ils s’embrassèrent encore, se dirent au revoir et Eigler rejoignit la voiture tandis qu’elle le regardait partir. Le moteur tournait déjà et Eigler n’était pas complètement installé que Damiano enclenchait la première pour filer.
- Attends.
- Quoi ?
- Une seconde s’il te plaît.
Damiano poussa un soupir de lassitude mais attendit. Eigler la regarda, elle faisait pareil, elle lui envoya un baiser porté par le vent et lui, répondit de même, il prononça les mots : « je t’aime » sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche mais il espéra qu’elle les lirait sur ses lèvres, elle dit aussi quelque chose et il ne reconnut pas les mots, il pensa qu’elle lui disait les mêmes mots, dans sa langue à elle. Je t’aime.
- On peut y aller maintenant, dit Eigler se tournant vers Damiano. Celui-ci appuya sur l’accélérateur et la P4 se mit à avancer. Eigler la regarda une dernière fois, elle n’avait pas bougée, elle lui souriait franchement et agitait la main pour lui dire au revoir. Il pensa à son père qui faisait la même chose sur le quai de la gare lorsque enfant, Eigler partait pour les vacances, en colonie. Il fit aussi un signe de la main et de l’autre main, il toucha la médaille qui désormais entourait son cou.
- Ça va ? demanda Damiano.
- Ça va.
Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à leur retour au camp où, les ayant entendu approcher, Vergnes les attendait.
- Vous en avez mis du temps pour une simple vérification de routine, dit-il les regardant sévèrement droit dans les yeux, l’un après l’autre.
- On essaye de bien faire les choses mon lieutenant, répondit en souriant Damiano.
Ils ne s’attardèrent pas plus longtemps et partirent préparer le reste de leurs affaires avant le grand départ de la nuit.


13.
Ce matin, il n’était pas allé courir. Il venait de passer la première nuit depuis des années en sachant qu’il ne dormirait plus à coté d’elle, plus jamais. Il pouvait mettre une heure précise à la fin de cette histoire d’amour, il n’oublierait jamais les chiffres verts du petit réveil qu’il avait regardé lorsqu’elle avait fermé la porte. La discussion fut davantage un monologue. Il avait écouté sans rien dire ce qu’elle avait dû préparer depuis longtemps. Elle avait beaucoup réfléchi à leur histoire et il lui paraissait évident désormais que leur avenir ne les portait plus l’un vers l’autre. Bien sûr elle ne l’oublierait pas mais à présent chacun devait penser à soi-même, et puis la vie continuait avait-elle ajouté. La seule phrase qu’il parvint à dire fut : « mais moi je t’aime », phrase qui permit à celle qui le quittait de lui dire : « mais pas moi, plus moi ». Il s’était trouvé naïf et faible, s’il avait cru un seul instant que cela aurait pu tout changer il se serait traîner à ses pieds, la suppliant de rester, il se serait humilié même. Il ne l’avait pas fait. Toute la nuit, il avait revécu les belles heures de leur passé commun, en particulier les soirées à parler de leur futur mariage, de l’endroit de la noce, des gens qu’on inviterait, de ceux qu’on n’inviterait pas, du voyage qui suivrait, ils étaient tellement persuadés de vouloir passer toute leur vie ensemble, il savait qu’aucun des deux n’était plus amoureux que l’autre, ils s’aimaient, comme une évidence. Tout ça était fini maintenant, elle ne porterait jamais son nom. Vergnes devait passer à autre chose.


*****


David avait appelé Lillo Leman qui lui avait fait la même proposition qu’à Eigler, il pouvait donc venir quand il voulait dans sa maison de Saint Paul. Et tandis que Lillo Leman s’envolait vers sa nouvelle vie, David prenait la décision d’aller là-bas lui aussi. Il ignorait pour combien de temps mais il ne lui restait plus qu’à accomplir les démarches d’avant le départ, prévenir deux ou trois personnes et en route. Il se demanda ce qu’Eigler avait décidé.


*****


Eigler voulait être seul et il n’imaginait pas voyager avec qui que soit. La proposition de Savant l’avait surpris, pourquoi avoir pensé à lui ? Quoi qu’il en fût, il décida de partir mais il ne pouvait pas le faire avant le 28 du mois car c’était l’anniversaire qu’il ne voulait pas manquer. Il appela son père pour lui faire part de sa décision. Celui-ci ne lui demanda pas où il souhaitait aller. Il sembla à Eigler que son père s’en foutait totalement.


14.
Ils mirent presque trois heures pour faire la centaine de kilomètres qui les séparaient de leur destination finale. Ils durent s’arrêter à plusieurs reprises à cause de la route enneigée et des barrages de la milice rendue de plus en plus nerveuse par la condamnation populaire dont elle faisait l’objet. Dans la P4 qui fermait le convoi, Damiano enrageait.
- J’en ai vraiment marre de ces cons de miliciens, on devrait les envoyer se faire foutre. J’aimerais bien pour une fois qu’on ne leur dise pas merci parce qu’ils nous accordent l’immense privilège de nous laisser passer.
A chaque barrage, le lieutenant Vergnes et son interprète devaient parlementer et laisser les miliciens regarder à l’intérieur des véhicules à la recherche de civils, en particulier de musulmans dont ils brûlaient les maisons, les forçant à rejoindre les camps de réfugiés, lorsqu’ils ne les abattaient pas.
- Un jour je vais m’en payer un, continuait Damiano, ces salopards sont des nazis et on les laisse faire, sous nos yeux. Putain je vais m’en faire une paire.
La nervosité de Damiano inquiétait Eigler, dans ce genre de situation tendue il fallait surtout rester calme et Damiano était comme une cocotte minute, prête à exploser.
- Non mais regarde, maintenant il y a des barrages tous les cinq kilomètres, bientôt il faudra qu’on leur donne de l’argent pour passer. On est les Nations Unies oui ou non ?
- Justement, répondit Eigler.
A l’entrée du village, il y avait un autre barrage. Le soleil n’allait plus tarder à se lever. Le froid mordant n’épargnait personne. Vergnes et l’interprète s’approchèrent des six miliciens qui gardaient l’entrée de la rue principale, quatre d’entre eux n’hésitaient pas à braquer leurs armes sur le convoi.
- Dites-leur de baisser ces armes, tout de suite, dit Vergnes à l’interprète mais sans quitter des yeux celui qui semblait commander le groupe.
- Il demande pourquoi vous êtes ici, dit l’interprète.
- Qu’ils baissent leurs armes, répéta Vergnes.
Le chef regarda le lieutenant, un sourire ironique aux lèvres et fit signe aux autres de baisser les armes. Il parla.
- Il dit que vous n’avez rien à faire ici, que cette zone est sous leur contrôle exclusif et que vous devez faire demi-tour.
- Dites-lui que j’ai un mandat des Nations Unies pour inspecter ce village et que si tout y est en ordre, nous partirons mais je dois d’abord vérifier.
Une conversation de plus en plus animée s’engagea entre le milicien et l’interprète que Vergnes interrompit :
- Arrêtez, arrêtez, qu’est-ce qu’il a dit ?
- Il dit que c’est impossible pour vous d’aller plus loin, il ne vous laissera pas entrer, ONU ou pas ONU.
- Et moi je dis que nous allons entrer, d’une manière ou d’une autre, soit il nous laisse passer, soit nous avançons quand même et alors nous verrons bien. Je ne vais pas rester ici à attendre pendant des heures qu’il veuille bien lever ce putain de barrage.
L’interprète avait pâli.
- Vous voulez vraiment que je traduise tout ça ?
- Oui.
Vergnes avait senti la colère monter en lui, cette succession de barrages et de parlementations l’avaient rendu nerveux.
- Il dit d’attendre. Il va chercher quelqu’un. Sûrement un supérieur.
Ils restèrent à attendre une demi-heure, une éternité pour la plupart des soldats, un supplice pour Damiano.
- Je vais devenir fou, dit-il.
- Calme-toi, qu’on attende ici ou plus loin, ça ne change pas grand chose, dit Eigler.
- Ouais, qu’est-ce qu’on fait dans l’armée ? On attend que ça se passe !
Le milicien revint accompagné d’un homme plus âgé que les autres, gros, chauve et qui avait du mal à ajuster la ceinture de son pantalon, en même temps qu’il marchait et criait presque en direction de Vergnes et de la colonne de véhicules derrière.
- On l’a réveillé, il n’a pas l’air content, dit l’interprète.
- Qu’est-ce qu’il marmonne ? demanda Vergnes.
- Marmonne ?
- Ce qu’il raconte.
A présent, les deux miliciens se trouvaient en face du lieutenant, le gros continuait de vociférer.
- Il dit des gros mots.
- Traduisez-moi.
- Il dit : « casques bleus de merde, c’est mon pays ici. Je vais les envoyer dans leur pays dégueulasse, casques bleus de merde. »
Vergnes eut envie de rire, se faire insulter par les miliciens au milieu de la nuit, à quelques milliers de kilomètres de chez lui déclencha la question que les gars ne cessaient de se poser : « qu’est-ce que je fous ici ? » Le gros s’était un peu calmé, Vergnes le regardait droit dans les yeux, attendant qu’il s’exprime. Ce qu’il fit après une bonne minute de défi du regard. Le lieutenant se tourna vers l’interprète.
- Il demande qui vous êtes, il demande aussi si vous savez l’heure qu’il est.
Vergnes répéta ce qu’il avait expliqué quelques minutes plus tôt. Et le gros repris le discours du premier milicien.
- Dites-lui, dit Vergnes, que mes hommes et moi nous allons avancer, s’ils font le moindre geste pour nous en empêcher, nous ferons feu.
Et le lieutenant fit passer la consigne dans la colonne, par Lillo Leman, les armes devaient être prêtes, la position « sûreté » ôtée. Le gros dit quelque chose.
- Il dit : « enculés de casques bleus, je chie sur ta mère. »
Vergnes et l’interprète retournèrent dans la P4 de tête et firent avancer la colonne. Les miliciens les laissèrent passer. Vergnes et le gros se défièrent encore du regard et le milicien cria à nouveau quelque chose que le lieutenant ne prit pas la peine de faire traduire. La colonne avançait lentement, Vergnes la fit arrêter sur la place et sortit de la P4. Il constata que les miliciens avaient suivi les soldats, Lillo Leman vint le rejoindre.
- Ils nous surveillent, dit le lieutenant.
- Oui et ça devrait être le contraire, fit Leman.
- Dis aux gars de sortir, qu’ils marchent dans les rues et s’ils le sentent, qu’ils entrent dans les maisons.
- On est au milieu de la nuit mon lieutenant, on risque d’affoler les habitants.
- Peut-être mais cette bande là, il désigna les miliciens, je ne l’aime pas.
- Oui, ils en font trop.
- Exactement, ce n’est pas normal.
Damiano, Eigler et Savant se retrouvèrent à pied, le Famas en bandoulière et avec le froid pour leur tenir compagnie.
- Ces villages, ils se ressemblent tous, fit Damiano.
- Ce que je ne comprends pas, dit Savant, c’est que dans cette partie du pays, il y a beaucoup de musulmans et je ne vois jamais de mosquée.
- C’est vrai ça, dit Damiano, remarque, avec la milice, ils ont plutôt intérêt à se planquer.
- Ils pratiquent chez l’un d’entre eux qui a transformé une pièce de sa maison en salle de prière, expliqua Eigler.
- Comment tu le sais ? demanda Savant.
- Il a de bons contacts avec la population locale, fit Damiano en souriant, ce qui ne fit pas sourire Eigler.
Il n’y a avait aucun éclairage public, on ne voyait pas grand chose.
- Regarde là-bas, dit Damiano en désignant du doigt une maison de laquelle jaillissaient quelques lumières.
- Quoi ? demanda Savant, qu’est-ce qu’il y a ?
- Celle-là est éclairée, dit Eigler.
- Et alors ? fit Savant.
- Tu en vois d’autres, des maisons allumées, dans le coin ?
Ils marchèrent vers la maison, à l’autre bout de la rue.
- Si ça se trouve, c’est l’intellectuel du village qui relit toute la philosophie grecque pour une étude qu’il est en train de préparer, dit Damiano.
- On va vérifier ça, fit Eigler, soyez quand même sur vos gardes.
La rue était calme, aucun bruit ne venait troubler cette tranquillité. Ils marchèrent sans se presser jusqu’à la maison, guettant le moindre son, le moindre geste.
- Je déteste ça, je déteste la guerre, dit Savant de plus en plus nerveux, j’en ai marre.
- C’est pas le moment de faire dans ton froc, dit Damiano.
- Chut tous les deux, dit Eigler, du calme. Je vais frapper à la porte et on va bien voir. Restez calmes, c’est important.
Il frappa et attendit une bonne vingtaine de secondes mais personne ne répondit. Il frappa encore et attendit encore, personne. Il tourna la poignée et poussa la porte. Elle s’ouvrit. L’entrée n’était pas éclairée, Damiano et Savant se tenaient contre le mur, leur Famas calé contre la poitrine, canon pointé vers le ciel. Eigler avait toujours la main sur la poignée de la porte, à moitié ouverte.
- Je vais entrer, dit-il. Vous me suivez. Sur vos gardes, répéta t-il.
Ils entrèrent, l’un derrière l’autre.
- On voit que dalle ici, dit Damiano, tout bas.
- La lumière est en haut, dit Savant.
- Essaie de la trouver ici.
Eigler avait allumé sa torche qu’il laissa à Savant, lequel fit un rapide tour de la pièce pour repérer les interrupteurs.
- Regardez, dit-il éclairant le plafond, il n’y a pas d’ampoules.
Ils n’entendirent rien, aucun bruit, la maison était petite et le rez-de-chaussée ne comprenait qu’une seule pièce servant visiblement de cuisine.
- On monte, dit Eigler.
L’escalier en bois les conduisit jusqu’à un long couloir servant deux pièces dont les portes étaient fermées, de l’une d’entres-elles sortait la lumière. Eigler s’en approcha et frappa mais sans obtenir la moindre réponse. Il entra. Un homme et une femme étaient pendus, leur corps suspendus au milieu de ce qui fut une chambre, les meubles, les lits, tout était retourné, saccagé. La langue de la femme sortait de sa bouche et pendait, énorme, gonflée.
- Nom de Dieu ! dit Damiano.
Savant ne prononça pas un mot, il était livide, les yeux grands ouverts.
- Passe-moi le talkie, dit Eigler à Damiano.
- On n’en a pas.
- Quoi ?
- Je n’en ai pas pris.
- On ne reste pas là, on s’en va.
Eigler fit demi-tour et les deux autres le suivirent, ils descendirent l’escalier mais n’allèrent pas plus loin. L’entrée de la maison était barrée par deux miliciens qui mettaient en joue les trois casques bleus. Dès qu’il s’en rendit compte, Eigler braqua son Famas sur eux, aussitôt suivi par Damiano, Savant ne fit aucun geste.
- Du calme les gars, dit Eigler.
- Tu crois que ce sont eux qui ont pendu les deux petits vieux là-haut ? demanda Damiano.
- Ça on n’en sait rien.
Les miliciens se mirent à parler, visiblement entre eux, mais sans quitter les trois français des yeux. Eigler s’adressa à eux, en français.
- On est des casques bleus.
Il toucha du doigt son casque pour que les miliciens comprennent.
- On va sortir d’ici, gentiment et personne ne tirera sur personne.
Il avança d’un pas mais les miliciens firent mine d’engager le combat alors il s’arrêta d’un coup, ce qui surpris Savant qui arma son Famas. L’un des miliciens fit feu le premier et Damiano reçut une balle en pleine poitrine qui le projeta en arrière sur Savant, celui-ci par réflexe appuya sur la détente. Eigler fit feu à son tour. En quelques secondes, leur vie venait de changer du tout au tout. Lorsque les coups de feu cessèrent, Eigler était le seul homme debout, les miliciens gisaient sur le sol, leurs vêtements sombres couverts de sang. Savant tenait Damiano dans ses bras et lui demandait de dire quelque chose mais Damiano ne répondait pas, il ne pouvait plus rien dire. Eigler alla vers les deux miliciens et vérifia qu’ils étaient morts puis il revint vers Savant et tata le pouls de Damiano, vit qu’il avait la poitrine ouverte et qu’il ne respirait plus du tout.
- Je pense qu’il est mort, dit-il, viens, il ne faut pas traîner ici.
- Non, fit Savant, hagard, le regard vague, perdu.
- On doit retrouver les autres. On viendra le chercher après. Tout le village a du entendre les coups de feu. Viens.
Savant ne fit aucun geste, il resta près de Damiano. Eigler lui prit le bras et le força à se lever et à le suivre. Dehors, il faisait toujours aussi sombre, aucune lumière dans les maisons ne venait éclairer la rue. Ils avancèrent comme ils étaient venus, marchant seulement plus vite. Au bout de la rue, ils entendirent des voix, celles d’autres miliciens.
- Il faut se planquer, dit Eigler.
Savant ne dit rien. Il continua de suivre Eigler. Ils entendirent d’autres coups de feu et d’autres voix, en français cette fois.
- C’est Vergnes. Viens.
Ils se dirigèrent vers ces voix. Il y eut d’autres coups de feu, et des moteurs qui démarrèrent.
- Je ne peux plus avancer, dit Savant.
- Quoi ?
- Vas-y toi, moi je ne peux pas, je reste là.
Il s’assit à même le sol, sur le trottoir, le dos calé contre le mur d’une maison. Eigler fit de même. Il regarda Savant qui pleurait. Ils restèrent comme ça plusieurs minutes, entendirent d’autres coups de feu et d’autres moteurs puis plus rien. Jusqu’à ce que les phares d’une P4 vinrent apporter de la lumière dans la rue. Savant se redressa, serrant son arme.
- Du calme, fit Eigler, ils sont des nôtre.
La voiture s’arrêta à leur hauteur et Vergnes en descendit, les regarda plusieurs secondes sans rien dire.
- Mon lieutenant, dit simplement Eigler.
- Vous comptez rester assis par terre encore longtemps ?
- Et les miliciens ?
- Ils sont tous partis.
- On en a tué deux mon lieutenant.
- Je sais, j’ai vu.
Vergnes les aida à monter dans la voiture et ils rejoignirent la place du village d’où ils étaient partis en reconnaissance une heure plus tôt. Lillo Leman était là, il les attendait. Le jour se levait.
- Cinq blessés, un mort : Damiano, dit-il.
- Et de leur côté ?
- Six miliciens. Et les habitants.
- Les habitants ?
- On a des dizaines de morts dans les maisons, tous pendus.
- Emmenez Savant et Eigler voir le toubib. Ils sont choqués.
- On nous envoie une compagnie entière, reprit Leman, j’ai eu un colonel au bout du fil, il était furieux.
- Et bien on l’emmènera visiter les maisons, ça calmera peut-être sa colère, dit Vergnes en s’éloignant.
Leman se tourna vers Savant et Eigler.
- Vous êtes blessés ?
Ils firent non de la tête.
- Vous êtes au courant ? Non ? On a entendu les premiers coups de feu, les vôtre et les miliciens se sont mis à nous tirer dessus alors on a répliqué. Ils avaient sûrement déjà prévu de quitter le village parce qu’en quelques minutes, ils sont montés dans les camions et se sont enfuit. On n’a rien pu faire. Vous étiez le seul groupe sans radio. On a retrouvé Damiano et les deux miliciens mais vous n’étiez plus là. On a pensé qu’ils vous avaient peut-être enlevé. On vous a cherché, et on a retrouvé Damiano et les deux autres mais il n’y avait plus rien à faire, pour aucun des trois. Il faudra sûrement que vous racontiez ce qui s’est passé, à un moment ou à un autre. Et moi j’aimerais bien le savoir maintenant, vous voulez bien me raconter ?
Ils firent oui de la tête et allèrent s’asseoir derrière un camion.
- Quel jour on est ? demanda Eigler.
- Le 28, répondit Lillo Leman.


15.
Ils arrivèrent de bonne heure au cimetière, les uns après les autres, Ludovic Eigler était le premier. Vers onze heures tout le monde était là. Les parents de Damiano prononcèrent quelques mots puis ce fut au tour de Savant, qui ne parla pas beaucoup. Eigler fut plus long.
- Pour commencer, je voudrais dire que Lillo Leman a envoyé une lettre pour s’excuser de son absence aujourd’hui, il vit désormais loin d’ici mais il tient à vous saluer tous et bien sûr, il n’oublie pas Eric. Il ira boire un coup à sa santé, je crois que cela n’aurait pas déplu à Damiano. Je continue de l’appeler Damiano car c’est ainsi que nous nous appelions, par nos noms de famille. Vous l’avez tous connu et aimé, sinon vous ne seriez pas là. Et pourtant, il n’était pas toujours facile, il râlait tout le temps et n’était jamais d’accord sur rien. Il était mon ami.
Quand ce fut le tour de Vergnes, la pluie fit son apparition, une petite pluie fine et froide qui ajouta à la tristesse générale. Après la cérémonie, les gens se dispersèrent. Victor, dans son fauteuil poussé par Eigler, demanda à Vergnes et Savant restés avec eux s’ils se sentaient prêts à partir.
- Moi, oui, répondit Savant avec beaucoup d’enthousiasme dans la voix.
- Vous partez quand au fait ?
- Dans cinq jours, dit Eigler.
- Alors saluez tous Lillo Leman pour moi et peut-être qu’un beau matin vous verrez ma carcasse arriver sur cette fameuse plage.

16.
La section attendit toute la journée que deux autres compagnies viennent les relever. Un trois étoiles et plusieurs responsables de l’ONU arrivèrent beaucoup, beaucoup plus vite. Vergnes, en tant que chef de section, mais surtout Eigler et Savant, durent raconter leur histoire plusieurs fois. Le trois étoiles les félicita mais les hommes des Nations Unies n’y virent que des problèmes à venir. Savant et Vergnes purent néanmoins repartir avec le reste de la section. La route du retour fut emprunte d’un immense chagrin.
- Il reste quatre mois à tirer, dit Savant, je ne vais pas pouvoir les faire.
Personne ne répondit. Ils étaient tous les deux dans un camion de l’armée, avec Lillo Leman qui préférait ne pas les quitter.
- Qu’est qu’il va se passer pour Damiano maintenant ? demanda Eigler.
- C’est le service de santé qui s’en occupe, c’est peut-être à Vergnes de prévenir la famille, dit Leman.
Au petit matin, ils étaient rentrés au village. Vergnes pu leur accorder la journée. Eigler n’avait plus qu’une seule envie, revoir Anna et quand Leman voulut l’accompagner, Eigler refusa et Leman n’insista pas. Il marcha jusqu’à la maison de la femme qu’il aimait, il allait l’emmener loin d’ici, vers le soleil, dans un endroit du monde où ils auraient des jours de paix, des jours d’amour. Il y avait du monde devant la maison d’Anna, il s’approcha et les gens se retournèrent, le regardèrent.
- Que se passe t-il ? demanda t-il en français mais il n’y eut pas de réponse.
Il entra dans la maison, une femme qui ressemblait à Anna était assise sur la première marche de l’escalier, elle releva la tête vers lui.
- Vous êtes Ludovic, dit-elle le reconnaissant sans l’avoir jamais vu. Je suis Danila, la sœur d’Anna.
Il la regarda sans répondre, elle avait beaucoup pleuré, son visage était marqué, il comprit que quelque chose n’allait pas.
- Daniel… Daniel, c’est le mari d’Anna…
- Je sais qui il est, dit Eigler.
- Il est revenu hier soir ici, je n’étais pas là. Je ne sais pas tous les détails…
Le cœur de Ludovic Eigler se mit à battre accélérer l’allure. Danila parlait lentement, il avait envie qu’elle aille vite, plus vite.
- Ils se sont disputés, il l’a frappé… et il l’a tué.
Ludovic reçut l’information comme si on avait perforé son corps d’une longue lame effilée, il fallut plusieurs secondes pour que la douleur se propage dans le reste du corps.
- Pour moi, reprit Danila, vous êtes autant responsable de la mort de ma sœur que Daniel, c’est à cause de vous qu’ils se sont battus.
- Où est-elle ? demanda Eigler.
- Elle est dans sa chambre, là-haut.
Ludovic prit l’escalier et Danila ne fit rien pour l’en empêcher. Anna était allongée sur son lit, les yeux clos, comme une femme endormie. Il s’approcha d’elle et la regarda. Il ne prononça pas un mot, se pencha et déposa un baiser sur ses lèvres. Puis il sortit. Danila était encore assise en bas des marches.
- Où est Daniel ? demanda Eigler.
- Pourquoi ? Vous voulez vous venger ?
- Où est-il ?
- Personne ne sait, on l’a vu partir dans sa voiture ce matin, peut-être qu’il est allé se noyer dans la rivière.
Eigler quitta la maison et reprit la direction du camp. Ses pas faisaient crisser la neige fraîchement tombée.


17.
Les vagues de la mer Caraïbe se faisaient fortes. Lillo Leman et Nicolas Vergnes tenaient plusieurs paniers remplis d’assiettes, de verres, de bouteilles et de nourriture. Leman étendit un drap sur le sable et les trois autres l’aidèrent à y déposer les plats. Ils mangèrent face aux vagues violentes.
- T’as vraiment une belle maison, dit Savant.
- Ça fait au moins quinze fois que tu le lui répètes, fit Eigler, tu veux l’acheter cette maison ?
- Elle n’est pas à vendre, dit Leman, mais vous pouvez y rester autant que vous voulez.

Ils se baignèrent et nagèrent jusqu’en fin d’après-midi. Leman, Savant et Vergnes rentrèrent mais Eigler voulut rester encore. Le soleil se couchait lorsqu’il entra dans l’eau, le jour allait se mélanger à la nuit. Il retira la chaîne qui pendait à son cou sans cesser d’avancer. Il embrassa le médaillon, s’arrêta, leva les yeux vers le ciel et dit : « je t’avais dit qu’on irait ensemble dans un endroit du monde où le soleil brille. A bientôt mon amour ». Il lança le médaillon au loin, très loin, le plus loin possible.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire